Islamisme et enseignement dans les pays arabes
Education et modernité
Par : Mohamed Charfi
Troisième partie d’une série de trois « morceaux choisis » du livre « Islam et liberté, le malentendu historique » que Islamiqua vous propose en hommage au professeur Mohammed Charfi
Tous les pays arabes ont connu, chacun selon ses propres circonstances mais toujours sous la pression des traditionalistes, une manipulation du système éducatif qui a été, la plupart du temps, le fruit d’une politique démagogique ou de l’inconscience de l’importance des enjeux. Ou peut être les deux à la fois. (…)
Pour la plupart des pays arabo-musulmans, cette situation perdure, ce qui ne promet rien de bon pour l’avenir.
L’institut arabe des droits de l’homme, dont le siège est à Tunis, a entamé depuis 1996 une étude sur le thème de « L’éducation et les droits de l’homme » à travers les programmes et les manuels scolaires dans les douze pays arabes qui ont adhéré aux instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme. Les rapports nationaux fournis jusqu’ici prouvent que les enseignements contraires aux droits de l’homme existent presque partout, même si leur fréquence et leur gravité varient d’un pays à un autre.
Il n’est pas question ici de présenter une étude comparative ni encore moins de dresser un tableau exhaustif. On se contentera de mentionner quelques échantillons révélateurs.
La situation de guerre civile entre musulmans et non-musulmans au Soudan depuis de nombreuses années explique, sans les justifier, les longs développements sur le gihad dans les ouvrages scolaires de ce pays, où on trouve une apologie de cette violence avec le rappel fréquent des règles charaiques la concernant.
Dans les livres égyptiens, on parle de tolérance ; mais on ajoute que l’islam est la seule vraie religion. On invoque le principe charaique da l’obligation d’ordonner de faire le bien et d’éviter le mal, en expliquant que cette lutte contre le mal peut se faire par la parole et par l’action, ce qui constitue une justification à peine indirecte de la violence qu’exercent les islamistes contre l’Etat et contre les personnes.
La femme a toujours une position inférieure par rapport à celle de l’homme. La mère est à la cuisine quand le père est à la bibliothèque. Cette situation n’est pas seulement un fait social mais une règle religieuse. Un ouvrage scolaire yéménite va très loin dans ce sens, dans la mesure où il rappelle la règle charaique selon laquelle la soumission de la femme à Dieu –autrement dit son islamité- est inacceptable si elle n’est pas accompagnée par la soumission au mari. La prière de la femme mariée est irrecevable le jour où son mari est mécontent d’elle ; ce qui implique un devoir permanent d’obéissance absolue.
Dans la plupart des pays arabes, ce n’est pas seulement dans l’enseignement religieux qu’on trouve la présentation apologétique de l’histoire de l’islam. Citons à titre d’exemple ce passage du livre marocain des Règles de la langue arabe qu’on pourrait traduire ainsi :
« Haroun Errachid était éloquent, généraux, noble, intelligent ; par alternance, tous les deux ans, il accomplissait un pèlerinage à la Mecque une année et livrait une guerre sainte l’année suivante. Il était un homme de lettre à l’esprit vif. Il connaissait par cœur le noble Coran. Il était un grand savant doté d’un sens esthétique raffiné et d’une grande capacité pour le juste discernement. Il était courageux pour le triomphe de la justice… »
Quant on sait que Haroun Errachid, qui était certes un grand calife abbasside, n’était ni saint dans sa vie privé (très nombreuse concubines, soirées de libations…) ni un gouvernant juste (sa façon de liquider les Barmaki, par exemple, en dit long sur son sens de la justice), on a une idée de la distance qui sépare la réalité de l’image idéalisée donnée.
De même, les manuels scolaires marocains, à l’instar des autres pays musulmans, enseignent, avec justifications à l’appui, tous les chatiments corporels prévus par la charia, des coups de fouet jusqu’à la lapidation. Il est paradoxal d’enseigner dans les écoles de l’Etat de vieilles traditions qui sont contraires au droit et à la pratique officielle du pays.
Si les règles charaiques étaient enseignées et en même temps placées dans leur contexte historique et soumises à une appréciation critique pour justifier l’attitude du législateur contemporain qui les a abandonnées, cela aurait été très utile pour favoriser l’intégration de l’élève dans son milieu social et lui faire accepter la modernité sans rejeter sa culture originelle. Mais ce n’est pas le cas. Au contraire, il est clairement affirmé que la liberté n’est permise qu’à la condition que la charia ne soit pas remise en cause et que la raison ou l’esprit critique ont pour limite les règles de la charia qui ne doivent pas être critiquées.
La plupart des manuels sont utilisés pour que l’élève vive dans une « ambiance islamique ». Ainsi, par exemple, dans le livre marocain de lecture arabe de la 6ème année de l’enseignement de base, en principe livre de langue et non d’éducation religieuse, les thèmes des premières leçons sont les suivants : 1re leçon : versets coranique ; 2e : hadiths du Prophète ; 3e : « je suis musulman » ; 4e : l’islam et la consultation ; 5e : versets coraniques ; 6e : le jeûneur le plus méritant, etc.
De manière générale, l’enseignement dans les pays arabo-islamiques est de nature à favoriser la montée de l’intégrisme. Il a besoin d’être expurgé de tous les propos contraires aux droits de l’homme et aux fondements de l’Etat moderne. Avec une réforme radicale des systèmes éducatifs, ce que Abdou Filali Ansary appelle « les ajustements en profondeur », l’école pourra, à moyen terme, contribuer à guérir la société de l’extrémisme religieux.
Source : Mohamed Charfi, « Islam et liberté, le malentendu historique », Casbah Edition, Alger, 2000, pp 223-226.