L’histoire du wahhabisme : 1- L’alliance du pouvoir saoudien et de la doctrine wahhabite
Le rejet de la modernité au nom du retour à un passé sacralisé a une longue et riche histoire dans la région. Il est à l’origine de plusieurs mouvements religieux, dont le plus important est assurément le wahhabisme, ainsi nommé d’après son fondateur, Muhammad ibn Abd al-Wahhab (1703-1792).
Originaire du Najed, une province d’Arabie sur laquelle régnaient des émirs appartenant à la Maison des Saud, ce théologien lança, en 1744, une campagne de rigorisme religieux, dont le but était de revenir à l’islam pur et authentique des origines, en éliminant tous les ajouts et les distorsions ultérieurs qui l’avaient altéré.
Les émirs saoudiens du Nadjd embrassèrent avec enthousiasme la cause wahhabite et se consacrèrent à sa promotion par la force des armes.
Après avoir conquis une bonne partie du centre et de l’est de la péninsule Arabique, ils se retrouvèrent, vers la fin du XVIIIe siècle, face à face avec l’Empire ottoman. Enhardis par leurs succès, ils lancèrent des raids contre l’Irak, mirent à sac Karbala, un des lieux saints du chiisme, et, en 1804-1806, occupèrent ou –pour reprendre leurs termes- purifièrent les villes saintes de la Mecque et de Médine. L’émir saoudien envoya alors une lettre de défi au sultan ottoman, dans laquelle il le dénonçait comme apostat et usurpateur.
Bien que déjà très affaibli, l’Empire ottoman réussit à relever le défi et à mater ce rebelle venu du désert. Avec l’aide du pacha d’Egypte, qui fournit un corps expéditionnaire, la ache fut achevée en 1818, lorsque la capitale saoudienne fut occupée et l’émir envoyé à Istanbul pour y être décapité.
Si l’empire wahhabite fut détruit, le wahhabisme survécut.
Vers 1823, un autre membre de la Maison des Saud parvint à restaurer une principauté saoudienne avec Riyad pour capitale. Une fois de plus, la dynastie des Saud et les adeptes du wahhabisme s’épaulèrent mutuellement.
La montée du wahhabisme dans l’Arabie du XVIIIe siècle fut, dans une large mesure, une réaction à de profonds bouleversements historiques. Parmi ceux-ci, il convient de citer en premier lieu le reflux de l’Islam et l’expansion concomitante de la chrétienté. Bien que déjà ancien, ce processus, lent et graduel, n’avait jusque-là touché que les confins du monde musulman. Au XVIIIe siècle, cependant, il commençait à se faire sentir en son cœur. Certes, le recul des Ottomans dans les Balkans et la progression des Britanniques en Inde se déroulaient très loin de l’Arabie, mais leur impact y était déjà perceptible, aussi bien au travers des Ottomans que dans le golfe Persique, et sans doute les pèlerins qui, chaque année, affluaient des quatre coins du monde musulman s’en faisaient-ils aussi l’écho.
Les wahhabites appelaient à combattre non pas tant les étrangers, que ceux qui, à leurs yeux, trahissaient l’islam et le sapaient de l’intérieur, à savoir les réformateurs et les modernisateurs, mais surtout ceux qui corrompaient et rabaissaient les pieux héritage légué par le Prophète et ses Compagnons. Naturellement, ils condamnaient avec vigueur toutes les autres branches de l’islam, qu’elles se réclament du sunnisme ou du chiisme. En particulier, ils étaient farouchement opposés au soufisme, dont ils dénonçaient non seulement le mysticisme et la tolérance, mais aussi le culte des saints et autres innovations païennes.
Partout où ils le pouvaient, ils imposaient leurs vues avec la plus grandes brutalité, détruisant les tombes, profanant les lieux saints qu’ils jugeaient faux et idolâtres, massacrant tous ceux, hommes, femmes et enfants, qui ne se conformaient pas à leur idéal de pureté et d’authenticité islamiques. Ibn Abd al-Wahhab introuduisit une nouvelle pratique en terre d’islam : l’interdiction de certains livres et leur destruction par le feu. Etaient surtout visés les ouvrages musulmans de théologie et de droit jugés contraires à la doctrine wahhabite. Ces autodafés s’accompagnaient souvent de l’exécution sommaire de ceux qui les avaient écrits, copiés ou transmis.
Scellé dans les dernières années de l’Empire ottoman, la seconde alliance entre la doctrine wahhabite et le pouvoir saoudien est aujourd’hui toujours vivante. Deux événements survenus au début du XXe siècle ont fait du wahhabisme une force majeure dans le monde musulman et au-delà. Le premier a été l’expansion et la consolidation du royaume saoudien. Profitant habilement du combat qui mettait aux prises les Ottomans et la puissance britannique dans l’est de la péninsule Arabique, le cheikh Abd al-Aziz Ibn Saud (Ibn Saud, né vers 1880, régna de 1902 à 1953) signa, en décembre 1915, un accord avec la Grande-Bretagne aux termes duquel, tout en préservant son indépendance, il obtenait une aide financière substantielle et une promesse d’assistance en cas d’attaque. La fin de la Première Guerre mondiale et la chute de l’Empire ottoman le laissèrent face à face avec la seule Grande-Bretagne. Tirant parti de cette nouvelle donne, il agrandit peu à peu le royaume qu’il avait reçu en héritage et, en 1921, ayant enfin vaincu son vieux rival du Nord, Ibn Rachid, et annexé ses territoires, il se proclama sultan du Nadjd.
La scène était désormais prête pour le combat décisif, celui qui lui donnerait le contrôle du Hedjaz avec ses deux villes saintes de la Mecque et de Médine. Officiellement sous suzeraineté ottomane depuis plusieurs siècles, cette contrée était gouvernée par des membres de la dynastie hachémite descendante du Prophète. L’installation, en Irak et en Transjordanie, de monarchies hachémites, dans le cadre du remodelage des anciennes provinces ottomanes au lendemain de la Première Guerre mondiale, fut perçue par Ibn Saud comme une menace pour son propre royaume.
Après plusieurs années de détériorations des relations, le roi Hussein du Hedjaz lui fournit un double prétexte, d’abord en se proclamant calife, puis en interdisant aux wahhabites de se rendre en pèlerinage dans les villes saintes.
Ibn Saud ripostât en envahissant le Hedjaz en 1925.
Sa guerre de conquête fut un succès total. L’armée s’empara d’abord de La Mecque, puis, le 5 décembre 1925, après dix mois de siège, Médine se rendit sans combat. Deux semaines plus tard, le roi Ali, qui avait succédé à son père Hussein, demanda au vice-consul de Grande-Bretagne à Djedda d’informer Ibn Saud qu’il quittait le Hedjaz avec ses biens personnels. Interprétant ce message comme une abdication, les forces saoudiennes entrèrent le lendemain dans Djedda. Ibn Saud pouvait désormais se proclamer roi du Hedjaz et sultan du Nadjd et de ses dépendances, ce qu’il fit le 8 janvier 1926.
Le nouveau régime fut aussitôt reconnu par les puissances européennes, et notamment par l’Union soviétique qui, dans une note diplomatique adressée le 16 février à Ibn Saud, invoquait « le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et le respect de la volonté du peuple hedjazi qui (l’avait) choisi comme roi ».
Un traité en bonne et due forme reconnaissant la pleine et entière souveraineté du royaume fut signé entre Ibn Saud et la Grande-Bretagne le 20 mai 1927. Plusieurs pays européens ne tardèrent pas à faire de même.
Les pays musulmans, en revanche, se montrèrent plus réticents à reconnaître le nouveau royaume. Une délégation musulmane venue de l’Inde se rendit à Djedda et exigea que le roi cède le contrôle des deux villes saintes à un comité composé de représentants qui seraient nommés par tous les pays musulmans. Ibn Saud refusa de se plier à cette demande et congédia la délégation. En juin de la même année, il organisa un congrès panislamique à La Mecque, auquel il invita les souverains et les présidents des pays musulmans indépendants, ainsi que des représentants d’organisations musulmanes de pays sous tutelle étrangère. Aux soixante-neuf délégués venus de tout le monde musulman, Ibn Saud fit clairement savoir qu’il était désormais le maître du Hedjaz, qu’il s’engageait à remplir ses devoirs de gardien des lieux saints et de protecteur du pèlerinage, mais qu’il ne tolérerait aucune ingérence extérieure dans l’accomplissement de ces taches.
Son discours suscita des réactions diverses. Certains firent connaître leur désaccord et quittèrent le congrès ; d’autres acquiescèrent et reconnurent le nouveau régime. Tel fut le cas, notamment, du chef de la délégation des musulmans d’Union soviétique, qui, dans une interview donnée à l’agence T.A.A.S., annonça que ce congrès islamique avait reconnu le roi Ibn Saud comme gardien des lieux saints, qu’il avait également appelé à l’incorporation de certaines parties de la Jordanie au nouveau royaume du Hedjaz et, plus généralement, exprimé son soutien à Ibn Saud.
La reconnaissance des pays musulmans et plus encore des pays arabes tarderait davantage. Des traités d’amitié furent signés avec la Turquie et avec l’Iran en 1929, avec l’Irak en 1930, avec la Jordanie en 1933.
Ce n’est que dans le cadre des accords de mai 1936, que l’Egypte reconnaîtrait l’annexion du Hedjaz par les Saud.
Entre-temps, Ibn Saud, qui avait rapidement procédé à la réorganisation et à la restructuration de son vaste royaume, proclame, en septembre 1932, la naissance d’un nouvel Etat unifié portant le nom de royaume d’Arabie saoudite. L’année suivante, il désigna son fils aîné Saud comme héritier du trône.
La même année allait survenir un autre événement décisif pour la région : la signature, le 19 mai 1933, d’un accord entre le ministre saoudien des Finances et un représentant de la Standard Oil of California. Le pouvoir politique saoudien et la doctrine wahhabite reposaient désormais sur de solides fondations économiques.
Source : Bernard Lewis, « L’islam en crise », éd. nouveaux horizons, pp137-145.
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