Du discours salafiste dans les chaînes satellitaires arabes (1) : Naissance d’une industrie
Dans un livre qui vient de paraître à Tunis aux éditions Sahar, l’expert en télévision et en cinéma, le Tunisien Khemais Khayati a choisit -sous un titre provocateur-, de dénoncer le discours religieux des chaînes arabes et de dévoiler le dessous des cartes de « l’industrie » des prêches religieux dans le monde arabe.
L’auteur focalise son intérêt sur le 20ème siècle et nous livre à travers les différents articles qui composent son livre un rappel de l’évolution du discours salafiste, de ses protagonistes ainsi que de leurs moyens.
Jameleddine El Hajji, journaliste au Temps, vient d’écrire une très bonne lecture-synthèse du livre. Une lecture très riche par ses enseignements et très révélatrice quant à l’évolution du discours salafiste.
Je vous propose, dans cette première partie d’une série d’articles que je consacrerai au discours salafiste, la lecture de cette évolution bien détaillée de ce discours avant de revenir ultérieurement (dans une lecture plus approfondie du livre) sur d’autres aspects.
« Si on limite l'analyse au seul 20ème siècle, on peut dire que l'islam politique a vu le jour au début de ce dernier avec la formation des frères musulmans de Hassan El Banna en Egypte. Une confrérie qui n'avait pas tardé à mettre au grand jour ses visées politiques (le pouvoir), allant parfois jusqu'à nouer des alliances qui étaient tout sauf sacrées. L'histoire des ententes entre les frères musulmans, la dynastie des Khédives et les Britanniques contre le mouvement de libération (libéral) en Egypte est devenue, en Egypte comme ailleurs, l'une des lapalissades de l'histoire. Les démêlées que le pouvoir de Jamel Abdennacer a eues avec ce mouvement intégriste ont atteint leur paroxysme avec l'exécution de l'un des plus grands théoriciens des frères musulmans : Sayed Kotb. Avec la mort de celui-ci, les frères musulmans égyptiens ont pris le chemin de l'exil... en terre d'islam, en terre sainte, où ils étaient accueillis à bras ouverts par la caste religieuse de la péninsule arabique.
Aussitôt leur étaient offerts des postes d'enseignants dans les écoles et les universités de la région et un confort de prédication à nul autre pareil ailleurs.
Pendant plus de vingt ans, ces « exilés » des frères musulmans égyptiens faisaient la pluie et le beau temps dans le monde de la théologie islamique, en ne manquant pas par moment « d'excommunier » tel ou tel chef d'Etat arabe au gré des déclarations et des publications qui leur parviennent.
A partir de 1973, date à laquelle le pétrole fut décrété arme de guerre par les pays arabes, ce qui en a porté les cours à des niveaux jusqu'alors inouïs, les pays pétroliers du Golfe sont devenus « La Mecque » de tous les mouvements intégristes acceptant de ne pas froisser la caste religieuse en place. (…)
Ainsi, les frères musulmans d'Egypte, la caste des wahhabites furent rejoints par les frères syriens, une confrérie non moins puissante que sa voisine égyptienne. Les pays arabes du Golfe, alors en plein chantier de construction de leurs Etats modernes avaient besoin d'une main d'œuvre abondante et bon marché. C'est au Pakistan et parmi les communautés musulmanes d'Inde qu'elles recrutent, au détriment d'une main d'œuvre arabe qui a l'avantage de la langue et du voisinage, amis qui présentaient, aux yeux des stratèges de l'époque une menace sécuritaire sur les jeunes Etats pétroliers, d'autant plus que le monde arabe à l'époque était acquis aux thèses « libertaires » prônées par une gauche polarisée en grande partie par les soviétiques.
Les Américains étaient là, témoins de la montée en puissance de courants dits salafistes, se réclamant du « salaf », c'est à dire « Les prédécesseurs », voulant rétablir « sans ambages » le premier khalifat musulman d'il y a quatorze siècles, sous prétexte que les musulmans doivent leur déclin à leur « rupture » avec l'islam de la
Première heure.
L'avènement de la révolution iranienne avec ses slogans panislamiques et les déclarations belliqueuses de ses leaders promettant d'exporter la révolution au voisinage direct de l'Iran, sont venus compliquer davantage la donne. C'est là où émergèrent les premiers signes d'un nouveau tournant dans la gestion du dossier de la région au lendemain du camouflet américain. C'est l'ouverture, en plus du front est-ouest, d'un nouveau front, à l'intérieur, cette fois-ci, du camp des alliés des USA : le clivage sunnite-chiite. Objectivement, les Américains se sont trouvés les protecteurs des sunnites de la région, toutes obédiences comprises. Aussitôt l'Irak se chargea de l'Iran (1980), tandis que s'ouvrit un nouveau front soviétique au flanc est de l'Iran, en Afghanistan. La nature du territoire afghan ne se prêtait pas à la guerre conventionnelle entre armées régulières. Un territoire tellement accidenté que seule une guérilla peut y résister. Si les Soviétiques l'avaient compris et avaient opté pour l'hélicoptère comme arme décisive pouvant réduire le temps de réaction des « Moudjahiddines », ces derniers, terrés dans de sinueux tunnels creusés dans les montagnes, ont trouvé leur salut dans les fameux missiles Stinger...que les Américains leur acheminaient généreusement, avec des centaines de « volontaires arabes » accourus secourir leurs coreligionnaires face à l'invasion impie des Russes.
En 1988, la guerre d'Afghanistan prend fin, l'Union soviétique en sort exsangue, et ne tarde pas à rendre l'âme quelques mois plus tard. C'est en ces termes que le président américain d'alors, Ronald Reagan fêta le moment : « Après être venu à bout du communisme, nous devons nous préparer à combattre l'islam », scellant ainsi le démarrage d'un conflit nouveau et d'une nouvelle ère de prospérité pour les grands industriels de l'armement américain.
La guerre d'Afghanistan apporta beaucoup d'eau aux moulins des mouvements intégristes dont pullulait la région, ayant acquis en Afghanistan, selon leur littérature de l'époque, la légitimité qui devait faire d'eux un partenaire politique incontournable, avec qui devraient compter non seulement les gouvernements nationaux mais aussi et surtout l'administration américaine. Ainsi, plusieurs chefs de ces mouvements prirent le chemin de Londres, de New York et de plusieurs capitales européennes où ils installèrent leurs quartiers généraux. Aussitôt, la scène médiatique fut inondée de discours que les occidentaux entendaient et lisaient, mais n'en mesuraient pas la portée réelle. Plusieurs pays musulmans avaient attiré l'attention des pays d'accueil sur les menaces que ces chefs de guerre mués en théoriciens mobilisateurs de l'islam salafiste faisaient planer sur la sécurité régionale et internationale. Leurs mises en garde sont restées lettres mortes.
Le 30 juillet 1990, l'Irak envahit le Koweït. L'armée américaine débarque dans la région, munie d'un plan de guerre...et d'un plan de communication bien ficelé. Ce dernier n'a pas du tout marché. Les Américains découvrirent à leur dépens à quel point la haine et le mépris que l'opinion publique internationale vouait aux « gens du Golfe » tenait aux stéréotypes ancrés par les machines de la propagande américano- européenne largement marquée encore par les luttes et les classifications fabriquées des décennies auparavant sur fond de guerre froide et de conflit israélo-arabe. Certains pacifistes ne rebutaient pas, à cette époque, à justifier leur refus de la guerre contre l'Irak par l'assimilation de la libération du Koweït, Etat souverain et membre à part entière de l'ONU, à la défense d'une population de sous hommes, assis sur la plus grande richesse pétrolière de la planète, et donc indigne de la justice internationale. A l'issue de la guerre, les Américains conseillèrent à leurs clients du Golfe d'investir désormais dans leur image médiatique. Aussitôt, les premières chaînes satellitaires virent le jour, émettant d'un territoire allié, Londres. Des journaux d'origine libanaise changent aussitôt de main et des chaînes arabes et « moyen-orientales » fusent sur les toits du monde arabe. Des chaînes d'apparence laïque qui, de par l'image nouvelle qu'elle donnent des pays du Golfe en tant que peuples en voie d'émancipation, finit par hérisser la caste des salafistes profondément « scandalisée » par la présence américaine autant que par la corruption des mœurs véhiculée depuis Londres, par des émissions et des matières journalistiques qui échappent à
Leur contrôle.
Sur la base d'arrangements calculés ou par la force des choses, les privés du Golfe décident d'entrer en jeu. Et à coups de millions de dollars de capitaux privés et de pactoles de la Zakat, les salafistes tissèrent en moins d'une décennie une véritable toile d'araignée autour de toute velléité de libéralisme dans la région.
C'est dans ces conditions qu'est né le discours salafiste qui inquiète Khemais Khayati et bien d'autres. Reste à en décortiquer le contenu et les diverses déclinaisons. Le livre nous en offre un bon avant-goût. »