Réformes dans le Monde Arabe: Anthropologie de la peur
Certains arabes sont contre les réformes imposées de l’extérieur. Ils ont peur !
Paradoxalement, c’est la religion et la culture, dont les finalités sont la solidarité est la fraternité entre tous les hommes, qui se trouvent mobilisées et instrumentalisées au service de ce refus. Ces intellectuels arborent certains particularismes ethniques et culturels pour légitimer leur réticence vis à vis de toute tentative de rénovation et ainsi pour éterniser le statu quo. En réalité ce narcissisme des petites différences traduit leur peur du changement, leur angoisse d’être englouti par l’inconnu, par l’Autre qui risque de mettre en péril notre religion, notre morale, notre famille, notre ordre éternel des choses. La résistance au changement, le refus des réformes proviennent des pulsions archaïques, de l'instinct de survie dans sa forme élémentaire, l'instinct de durer éternellement, de demeurer tel, de ne pas changer, de ne pas vieillir, de ne pas mourir.
La propagande actuelle qui sévit aussi bien en Orient qu’en Occident et qui ‘‘satanise’’ l 'Autre procure une légitimité a ces pulsions inconscientes. Elle renie le réel dans sa totalité et dans son ambiguïté et le réduit à une confrontation Orient / Occident ou Nord /Sud. C’est en brandissant la haine de l’Autre que certains refusent des réformes politiques et sociales qui cristallisent pourtant les vœux les plus chers d’une partie non négligeable de leurs compatriotes. En effet, les thèses islamistes et nationalistes, ainsi que leurs discours mobilisateurs incantatoires, envoûtants de défense de l’identité, de préservation de la culture et de la religion, certes, séduisent, actuellement, les foules mais installent les peuples dans l’illusion de la certitude et non dans la véritable quête du savoir. Objectivement, leur véritable finalité est de raffermir les pouvoirs en places, de neutraliser le doute intérieur et de leur faire bénéficier du consensus. L’Histoire nous enseigne que tous les régimes oligarchiques recourent aux mêmes mythifications qui consistent à propager l’idée que sans l’action de nos ennemis traditionnels, l’impérialisme mondial et le sionisme international et leurs alliés qui complotent sans cesse contre nous, nous connaîtrions depuis longtemps l’âge d’or !
Dans ces conditions accepter des plans de réformes internationaux c’est reconnaître nos égarements passés, nos erreurs historiques, notre impuissance à réaliser des changements politiques et sociaux qui s’imposaient depuis longtemps. C’est admettre que nous sommes seuls responsables de notre léthargie et sans excuses. Cela brisera certainement plusieurs illusions.
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Actuellement, cet occident mécréant est aujourd’hui l’ennemi rêvé. Dans la morosité de notre vie idéologique, il constitue un ferment des plus féconds. Ses thèses nous sont une source intarissable d’inspiration, elles deviennent le moteur de notre vie intellectuelle. En terre arabe, la vie de l’esprit se résume souvent à un vaste parasitisme idéologique qui tire sa nourriture de corps de ses ennemis extérieurs et intérieurs. En effet, excepté ces batailles intellectuelles contre «les ingérences étrangères» qui veulent nous imposer «leurs» réformes, «leurs» démocratie et «leurs»» droits de l’homme, à tous les niveaux règne le meilleur des mondes. Dans chaque pays arabe domine la parole unique. Chaque jour, des voix monotones, à la radio et à la télévision, déferlent, sans trêves, les chiffres de la production, les pourcentages, des statistiques expliquant les performances réalisées. On nous explique systématiquement que la production des pommes de terre progresse, qu’il y a des fruits dans les marchés, qu’on construit des routes, qu’on bâtit des maisons, que les enfants vont à l’école. Comme si dans le monde actuel, à l’aube du troisième millénaire, cela tenait au miracle. Comme s’il fallait pour ce la bénir chaque matin notre bonne étoile qui nous a permis d’être citoyen de ce pays arabe. Comme si on veut nous donner l’impression que ce bien être n’a commencé qu’avec l’avènement des pouvoirs en place ! En outre, en terre arabe, et comme l’a déjà remarqué le penseur Guy Debord, règne le spectaculaire concentré. On rassemble, à l’extrême, sur un seul homme, tout l’admirable étatiquement garanti, indiscutable, qu’il s’agit d’applaudir et de consommer passivement. Là où le sous-développement du marché mondial ne permet pas l’abondance et la réalisation de soi par le consumérisme, on ramène la consommation au pur regard. L’image du pouvoir, dans lequel ce regard doit trouver tout son bonheur, est omniprésente. Elle remplit les aéroports et les salles de classes, les villes et les campagnes! Le leader cristallise toutes les qualités socialement reconnues. Il est penseur, philosophe, athlète, génial conducteur des peuples! Ses discours sont disséqués durant des mois dans la presse locale qui y puise des originalités insoupçonnables. Sa pensé est conceptualisé par des intellectuels dans des livres et des encyclopédies.
Une armée de courtisans, de «fonctionnaires de la Vérité», peine sans répit à consolider cette parole unique. Un arsenal de surveillance, de quadrillage traque toute parole dissidente, autonome, non autorisée. On contrôle les informations, on filtre les journaux étrangers, on masque les sites électroniques. La moindre allusion est suspecte. Cela peut nous étonner et nous paraître excessif. Néanmoins, en terre arabe, nous sommes les seuls à savoir à quel point cela porte à conséquence !
Les plans occidentaux de réforme visent à mettre un terme à cette confiscation de la parole. Leur objectif est l’instauration de la liberté de pensée et d’expression.
Les adversaires de réformes le savent précisément. Peuvent-ils faire le deuil de cette parole unique et autoriser un partage citoyen de la parole ? Rien n’est moins sûr ! Un partage démocratique qui vise à prendre en compte la parole émise par chaque citoyen et qui fera le socle de la justice et de la démocratie sapera leurs privilèges symboliques et matériels. Dans ces conditions, un appui étranger s’avère indispensable pour l’accélération de l’Histoire.
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* Ikbal al Gharbi est professeure de psychologie et des sciences de l’éducation à L’Institut supérieur des sciences religieuses, ainsi que directrice du Centre de l’innovation pédagogique, à l’université Ezzeytouna en Tunisie. Elle est aussi psychologue, docteur en anthropologie, consultante auprès des Nations Unies et elle s’occupe de la réforme dans le monde arabe.