Crimes d'honneur, crimes d'amour
Le quotidien el quds el arabi du 28-6-2004 relate l'histoire du 8ème crime d'honneur en Jordanie pour l'année (le journal a dénombré 13 cas pour l'année précédente). C'est l'histoire d'une jeune fille de 17 ans qui a fugué avec son fiancé mais qui est retournée au foyer familial et qui s'est repentie. Seulement son jeune frère ne lui a pas pardonnée et lui a tiré deux balles dans la tête. L'hebdomadaire Tunis Hebdo du 19-7-2004 raconte l'histoire d'une jeune femme de 26 ans, divorcée depuis peu, poignardée à mort par son frère de 24 ans qui "doutait de sa conduite". Les chroniques foisonnent, les drames se multiplient mais les histoires ne se rassemblent pas. Des dizaines, des centaines de femmes ont été sacrifiée pour laver dans le sang l'honneur communautaire !
Je me rappelle, étant psychologue stagiaire à l'hôpital Razi dans la banlieue de Tunis, quand mon professeur de psychiatrie m'a demandé de passer des tests dans le cadre d'une expertise médico-légale à un jeune adolescent qui avait tiré sur sa sœur avec un fusil de chasse parce qu'il l'a aperçue en train de discuter avec un homme ! L'adolescent avait à peine 15 ans, en pleine crise d'adolescence, chétif, les yeux hagards, profondément perturbé, il ne regrettait pas son acte et délirait à propos de "l'honneur familial". Au delà de ma bonne volonté je n'arrivais pas à avoir une attitude neutre et bienveillante à son égard, ni à comprendre son attitude. A cette époque, cette inaptitude à l'empathie et ce manque de professionnalisme m'a beaucoup culpabilisée.
Toutefois, il demeure difficile de comprendre et de se reconnaître dans une culture qui bafoue le droit à l'amour, à la vie. Qui impose un véritable dressage aux femmes en leur imposant la continence sexuelle, la soumission à l'autorité paternelle et surtout un comportement d'évitement de l'autre sexe, qui les amènent à déployer des stratégies de défense vis à vis des hommes considérés comme des "prédateurs", afin de préserver ce qu'elles considèrent comme un capital : leur virginité. Toute l'éducation de la fillette renforce ces stéréotypes et l'incitent à la réticence. Certaines mères maghrébines punissent les relâchements de leurs fillettes en frottant de piment leurs parties génitales. Un écart pouvant entraîner un autre, elles insistent pour amener leurs filles à respecter impérativement les règles. Les mères, par cette punition, pratiquent, en fait, une excision symbolique dans une culture ou l'excision n'existe pas. Ce quadrillage systématique des femmes sert à renforcer et à valider socialement la masculinité ou la Rjoulia . Ce concept désigne au Maghreb un mélange d'honneur et de virilité psychologique. Il transforme tout sujet masculin à être avant tout un représentant implicitement et explicitement mandaté par son groupe pour veiller sur "l'honneur" des femmes, c’est à dire sur leurs corps.
Mêmes les petits garçons sont enroulés dans cet ordre contre les femmes. On leur enseigne la délation généralisée contre toute tentative de rébellion contre l'ordre établi.
De temps à autre, les exigences de l'ordre moral prennent des proportions surréalistes.
En Tunisie, le mois d'avril dernier [2004], une circulaire pour la préservation des bonnes mœurs a fait resurgir les vieux démons. Certains l'ont altéré afin d'abolir la mixité, traquer des femmes seules attablées dans des cafés, harceler les couples d'adolescents devant les lycées …La circulaire a été abrogée mais la tentation intégriste rode …
Sous d'autre cieux, le" retour du refoulé" réapparaît d'une manière plus barbare.
Dans son témoignage "pluie de pierres pour les amants", John F. Burns nous décrit une scène de lapidation en Afghanistan : « Longtemps avant l'arrivée du couple condamné toutes les places de choix étaient prises …Rapidement les combattants talibans s'avancèrent et lancèrent une pluie de pierres dont chacune emplissait la paume de la main .Toryalay a cessé de vivre au bout de 10 minutes , mais la mort de Nurbibi demanda plus longtemps, jusqu'au moment ou l'un de ses fils, s'avançant pour se rendre compte, se tourna vers le juge pour lui dire que sa mère vivait encore, alors l'un des combattants taliban ramassa une grosse pierre, s'avança en direction de Nurbibi et l'acheva en la lui laissant tomber sur la tête…Tous, hommes, jeunes et adultes, tous parlèrent de l'exécution avec enthousiasme …Mohamed Wali 35 ans a déclaré que la lapidation lui a procuré une grande satisfaction. »
Cette scène terrible exprime l'aversion des militants talibans pour l'amour : énergie explosive qui échappe à toute norme doctrinale, à toute surveillance policière.
Les amoureux ont réussi l'inadmissible: se créer un monde à eux hors du contrôle des talibans, de la police des mœurs, du tristement célèbre comité de la propagation de la vertu et la prohibition du vice. L'amour dans les cultures totalitaires est un acte subversif parce qu'il est capable de saper tous les conditionnements.
Au delà de ces cas extrêmes, et malgré l'avancée des femmes arabes dans tous les domaines de la vie sociale, économique et politique les mœurs demeurent figées. La femme est obligée d'honorer des coutumes rigides qui détruisent son autonomie et son individualité. Elle est souvent amenée à s'exposer moins, à restreindre ses déplacements et ses activités, à s'imposer des restrictions comportementales et vestimentaires qui limitent son indépendance et à s'imposer une censure sentimentale qui affecte la qualité de sa vie. En Algérie , les femmes célibataires, 20% à 30% en milieu citadins ,vivent dans l'angoisse journalière d'être agressées au nom des bonnes mœurs, reçoivent des insanités dans leurs boites aux lettes puisque dans l'imaginaire collectif celle qui n'est à personne est tenue pour être à tous .
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Au sein de la culture arabo-musulmane et à cause de la main mise moralisatrice de la famille, de la société, les rapports sentimentaux sont falsifiés, appauvris et banalisés. Ils ne sont reconnus que dans le cadre du mariage conventionnel. Cette stérilisation des rapports hommes- femmes rend les êtres interchangeables. On est à la quête d'un mari, tout homme s'avère remplaçable par un autre, sur fond de misère affective.
Le travestissement de l'amour par l'ordre socioreligieux, le rend figé, répétitif et inhibant. Cette contrainte idéologique qui s'exerce sur l'amour ne lui permet pas d'être une libre activité ludique et épanouissante.
La misère sentimentale, qui en découle, s'exprime dans la détresse quotidienne des femmes.
Le lot quotidien des femmes arabes est souvent, la dépression (selon la dernière enquête psychiatrique, 57 % des femmes tunisiennes en situation de congé médical longue durée souffrent de dépression et d'effondrement psychologique causé par des difficultés sentimentales), le renoncement à la vie (en Algérie, selon l'Association des psychiatres privés, le taux de suicide et des tentatives de suicide est en nette augmentation) et la folie. Quant à la multiplication des maladies psychosomatiques, elle exprime l'irruption de l'organique élémentaire dans l'espace social aseptisé.
Tous ces maux se confondent pour exprimer une fuite féminine hors de la communauté aliénante et aliénée, comme un dernier refuge de l'individualité retrouvée.
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* Ikbal al Gharbi est professeur de psychologie et des sciences de l’éducation à L’Institut supérieur des sciences religieuses, ainsi que directrice du Centre de l’innovation pédagogique, à l’université Ezzeytouna en Tunisie. Elle est aussi psychologue, docteur en anthropologie, consultante auprès des Nations Unies et elle s’occupe de la réforme dans le monde arabe.
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