L’abolition de la polygamie
Comme l'a fait remarquer l'écrivain Leila Sabbar, en terre d'islam la mémoire féminine s'est perdue et la transmission se fait à l'envers de fille en mère.
La désinformation systématique est un instrument privilégié du pouvoir en terre d'islam. Elle nécessite la réécriture permanente du passé en fonction des besoins du présent.
Dans cette perspective, il est clair que la liquidation ingénieuse de la mémoire collective féminine n'est pas un but en soi ! C'est un moyen exceptionnel pour prévenir toute revendication. Les femmes sans mémoire ne peuvent pas contester leur présent. Elles n'ont rien à comparer à leur situation actuelle. La discrimination leur est présentée comme naturelle et éternelle. C'est grâce à ces techniques d'ingénierie sociale que règne la satisfaction généralisée.
Un écrivain russe, T. Ajtmatov, rapporte dans son roman « Une journée plus longue qu'un siècle », une terrible et ancienne légende. Il parait que les envahisseurs barbares chouang-couang soumettaient leurs prisonniers à un traitement particulier pour en faire de parfaits esclaves sans mémoire. Ils rasaient la tête des hommes jeunes, puis à l'aide de bandelettes de peau prélevées sur un chameau fraîchement dépouillé, ils enserraient ces têtes juvéniles. Ils laissaient ensuite les malheureux plusieurs jours sous le soleil brûlant de la steppe. Ceux qui survivaient à pareille torture, devenaient des "mankurt" : esclaves sans mémoire. Ils ne savaient plus d'où ils venaient, ni où ils étaient nés, ni qui étaient leurs pères, ni leurs mères. Privés de leur passé, ils n'avaient plus aucun support pour comparer leur misère présente. Ils devenaient des serviteurs modèles. Ces esclaves amnésiques valaient dix fois plus que les esclaves ordinaires !
Dans toute société fermée, le pouvoir non seulement s'arroge le privilège de contrôler les actions des hommes, de contrôler ce qu'ils font et ce qu'ils disent, mais il aspire aussi à régir leurs fantasmes, leurs rêves, et bien entendu leur mémoire. Dans ce type de société, le passé fait tôt ou tard l'objet d'une manipulation destinée à justifier le présent et à l’éterniser.
Pour les sociétés musulmanes, par exemple, le célèbre açr-at-tadwin -l'époque de la consignation par écrit - fut le départ de l'institutionnalisation, mais aussi de la manipulation, de la mémoire collective reconstruite et administrée à Tous comme Vérité Officielle. C'est à cette époque que les savants musulmans commencèrent à répertorier le hadith, le fikh et le Tafsir à la demande expresse du pouvoir politique…
Organiser la mémoire collective, transformer l'histoire en un instrument de gouvernement destiné à légitimer ceux qui dirigent et à fournir des alibis à leurs actes est une technologie de domination aussi vielle que le monde.
Actuellement le sort des femmes musulmanes devient un enjeu majeur de politiques internationales ! Il sert dorénavant à justifier les guerres et à légitimer les pouvoirs existants. En effet, dans son discours sur l'Etat de l’union, le 29 janvier 2002, G.W. Bush déclara: « Le drapeau américain flotte au-dessus de notre ambassade à Kaboul. Et aujourd'hui les femmes afghanes sont libres ».
Au même moment, les journaux publiaient des photos de femmes souriantes à Kaboul afin d’offrir à la guerre de l'Afghanistan sa raison d’être. Par ailleurs, les dirigeants musulmans se réclament tous, au nom de l'Islam ou au nom de la Laïcité comme les libérateurs enthousiastes de la femme et comme les gardiens jaloux de ses droits. Pour leur propagande officielle, le sort des femmes musulmanes n'a jamais été meilleur que sous leurs cieux !
Pour cette raison, la quête du passé revêt pour toutes les femmes musulmanes un caractère fondamental. Ce compte à rebours évite l'illusion mythologique de l'intégrisme qui croit construire l'avenir en revenant à la pureté originelle du moment inaugurateur. Il évite aussi l'illusion démagogique d'être le réformateur suprême et l'initiateur exclusif de tous les progrès!
Afin de relativiser la situation actuelle, il nous paraît utile de rappeler que durant la période préislamique, nommée à tort Jahilya, un grand nombre de femmes se distinguaient par leur personnalité, leur esprit critique et leur capacité à prendre des initiatives. Elles prenaient activement part à l'économie de la société et étaient les égales des hommes. Les régimes matrimoniaux existants variaient de la polyandrie, à la polygamie, en passant par la monogamie dans cette société transitoire.
Parmi les femmes arabes qui jouissaient d'une grande notoriété, il y avait Khadija, la première femme du prophète. Femme d’affaire, héritière d'une grosse fortune léguée par son précédent mari, elle la faisait fructifier en investissant dans des opérations de commerce international.
Femme de caractère, elle se réservait la liberté de choisir librement son époux. C'est ce qu'elle fit lorsqu'elle décida d'épouser le prophète. Elle envoya auprès de lui une émissaire, Nefissa, pour le demander en mariage. L'historien Ibn Saad a rapporté les paroles de Nefissa : « elle me dépêcha en secret auprès de lui avec une proposition de mariage. Et il accepta ». Le prophète vécut vingt cinq années avec Kadhija sous le régime de la monogamie.
Toujours chez les Quraychites, la petite-fille d'Abu Bakr, compagnon du prophète et premier calife de l’Islam, Aicha bent Talha eut plusieurs maris. Elle est comptée au nombre des mutazawidjat. Dans ses contrats de mariage, elle refusa le principe de Ta’ä, c’est-à-dire de l'obéissance au mari. Sukeina, arrière petite-fille du prophète Mohamed et fille de Hussein le martyr de Karbala et donc membre de ahl el beit, refusa l'institution de la polygamie et stipulait cette condition dans ses multiples contrats de mariage.
La secte musulmane ésotérique des quarmatiens, qui a régné plus d'un siècle en Arabie, a abolit la polygamie et à institué l'égalité entre homme et femme en matière de droit de succession.
En outre, en Tunisie, au 10ème siècle, les documents juridiques ayant trait aux Fatwas –décrets religieux – nous informent sur les victoires des femmes musulmanes qui ont pu détourner la rigueur de l'orthodoxie et imposer leurs droits. En effet à cette époque de grands bouleversements sociaux, les femmes ont pu obtenir le droit au divorce si le mari s'absent pour une durée déterminée, par exemple quatre mois, stipulée dans le contrat de mariage. Le Cadhi -juge musulman- pouvait permettre le remariage de l'épouse et lui octroyer la garde des enfants et la gestion du patrimoine du mari en cas d'absence prolongée. A la même époque, un type de contrat de mariage, appelée le contrat de Kairouan, instituait la monogamie comme régime matrimonial et attribuait à l'épouse le droit de répudier la seconde femme si le mari se hasardait à devenir polygame !
Le plus célèbre contrat de mariage kairouannais est le contrat du fondateur de la dynastie fatimide El Moiz Lidin Allah el Fatimi dont l'épouse tunisienne lui a imposé la monogamie et lui a interdit par conséquent de construire un harem.
En poursuivant cette remontée historique des fragments de la mémoire féminine en terre d'islam on découvre que la condition féminine n'est ni une, ni indivisible. La situation de la musulmane est plurielle, elle varie selon les circonstances historiques et géographiques.
Elle est surtout fonction de la dialectique des luttes féminines et des rapports de forces existants. La femme étant selon Simone de Beauvoir, « de toutes les femelles mammifères celle qui est la plus profondément aliénée, et celle qui refuse le plus violemment cette aliénation ».
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* Ikbal al Gharbi est professeur de psychologie et des sciences de l’éducation à L’Institut supérieur des sciences religieuses, ainsi que directrice du Centre de l’innovation pédagogique, à l’université Ezzeytouna en Tunisie. Elle est aussi psychologue, docteur en anthropologie, consultante auprès des Nations Unies et elle s’occupe de la réforme dans le monde arabe.
ahikbal@yahoo.fr